MELANCHOLIC DIDIER RAOULT IS COMING

Ce qui est frappant lorsque l’on aperçoit Alexander pour la première fois, c’est l’immensité de sa taille. Ce mètre quatre-vingt-quinze impose souvent aux gens de lever les yeux pour y voir son visage.

 Une part de celui-ci est déchiré par une cicatrice de brûlure suite à un incident, il fait immédiatement détourner le regard aux curieux. Lorsque l’on est coriace, par contre, et que l’on désire l’observer, on trouve un charme à cette gueule balafrée. Les traits de sa mâchoire sont fins et il a une peau d’albâtre qui lui donnent un air distingué. Cela est mis en avant par un élégant port de tête. Quant à ses yeux, ils sont d’une forme en amande, d’une couleur rouille et ils sont cernés de fatigue. Quelque chose dans son regard donne l’impression d’une tendresse émoussée. Tout comme son visage, ses cheveux sont disparates, ils forment une masse ébouriffée à la teinte noir de jais et sont blanchis sur la gauche.

 Pour en revenir à sa taille, son poids est de quatre-vingt-trois kilogrammes et cela est légèrement inférieur à ce qu’il devrait peser. Alexander est svelte, on peut l’apercevoir déambuler d’un pas flegmatique dans les rues nocturnes et sa stature élancée convient bien à son élégant habillement. Il est sobrement vêtu d’une chemise blanche, d’une redingote, d’une sombre cape qui couvre l’entièreté de sa silhouette. Tout semble lui donner la dégaine d’un fossoyeur – ce qui est effrayant – mais jamais il n’oublie de nouer sa « fantaisie vermeille » autour de son col. Il s’agit d’un humble nœud de couleur écarlate. Nous avons évoqué le flegme qui découle de sa démarche, il est aussi important de préciser comment son corps se meut. S’il y a bien une image qui caractériserait son attitude et qui viendrait rompre son côté lugubre, c’est bien celle d’un chef d’orchestre ; c’est une gestuelle maîtrisée et une efficacité dans l’exécution de ses mouvements.

sceptique • impassible • taciturne • moqueur • mélomane

 Cet espèce de charlatan est un imbuvable rationaliste. Il n’est pas du genre à toujours remettre en cause ce qui est établi mais on peut difficilement lui faire avaler n’importe quoi. Ce qu’il méprise par-dessus tout ce sont les superstitions et les fables rassurantes que les gens peuvent se raconter. Alexander n’est pas paradoxalement parfait là-dessus et il en a bien conscience.

  Il semble que son apparence reflète son état d’esprit. En effet, c’est ce que l’on pourrait penser sans le connaître ! Néanmoins, c’est très bien comme ça, il n’aime pas s’embarrasser avec les conventions. Alexander est tout de même professionnel, en tant que médecin errant de clients en clients, il sait s’adapter à la diversité des profils mais il ne se trahit jamais lui-même par des fariboles. L’argent est bien sûr l’intérêt premier, mais il consent d’offrir ses services lorsqu’il est pris d’un soudain élan de bonté. Alexander est aussi quelqu’un de stoïque dans la mesure où il se concentre sur ce qu’il peut affecter, il ne se lance plus dans d’irréalisables luttes.

 Un peu cynique, il aime bien être mordant et tourner en dérision ceux qui font preuve de fausseté ou d’arrogance. Pour ces personnalités-là, il a en réserve une violente verve et n’hésite pas à l’utiliser. Dans les rapports de force physique, ses provocations ont souvent tendance à déstabiliser ses opposants. Son humour est plutôt mauvais, il est souvent maladroit mais il ne pense pas à mal. Malgré son tempérament particulièrement insensible, on peut déceler les traces d’une amabilité rompue par ses années d’existence. En revanche, deux choses peuvent l’émouvoir. La première étant la jeunesse, bien que froid, il reste bienveillant envers la nouvelle génération. Et la seconde, c’est la musique. Il s’essaye à jouer de la lyre lors de ses heures perdues et il manie les cordes presque aussi adroitement que les instruments médicaux.

L’éveil de la conscience

 Le sommeil ne venait pas et je restais là, cloitré dans ma chambre à lire d’ennuyeuses encyclopédies. Les remontrances de mon père venaient me réveiller. Une brûlure indélébile fut sa seule preuve d’amour envers moi. Nous avions peu d’argent et il me levait à l’aube pour que j’aille gagner de quoi acheter de l’alcool. Il avait ce qu’il voulait, je partais pendant qu’il travaillait assidument à ne rien faire et je ramenais quelques victuailles qui disparaissait en un rien de temps. Nous n’étions pas dans le besoin ni dans l’opulence, j’acceptais car je pensais que c’était le rôle d’un bon fils que d’aider son père. L’habilité de mes mains sidérait toujours mes employeurs, donc je faisais des travaux de précision. Tantôt, j’allais chez les tailleurs et je faisais de la couture, ma maitrise de l’aiguille n’était pas mauvaise mais la mortelle lassitude m’accablait. Puis, je rentrais à l’heure où le soleil tombe, des volumes sous le bras que les femmes de mes employeurs me donnaient. Si elles voulaient s’en débarrasser, ça m’arrangeait plutôt et je passais le reste de mes soirées à bouquiner. À vrai dire, j’ai pu ainsi découvrir la chimie et les connaissances élémentaires sur l’anatomie humaine. Lorsque que je travaillais, ayant pris l’habitude et mes mouvements devenus tant mécaniques, c’était comme si ma cervelle faisait un trajet imaginaire et je sentais les ailes de mon esprit m’emporter. Ces rêveries se rapportaient toujours à l’ouvrage sur lequel je m’étais endormi et m’étaient parfois incompréhensibles. Je m’imaginais passer le fil dans le chas d’une aiguille et au lieu d’y trouver un tissu, j’y trouvais un corps et il me paraissait le recoudre. Une fois, je retournais auprès de celle qui m’avait offert mes premiers livres et sans m’en douter je frappai ainsi à la porte du savoir.

L’aubade du travail laborieux

  Ma vie commençait à se développer quand mon père trépassa. J’en profitai pour m’inscrire à l’université pour y étudier les sciences médicales. Cela m’avait fait une étrange impression d’arriver dans un environnement pareil, moi qui avais dû arrêter l’école très jeune afin de me mettre à travailler. Ces regards inflexibles qui me toisaient à cause de ma difformité et ces sourires de façade ne m’auguraient rien de bon. D’ailleurs, à cette période-là, je travaillais toujours mais cela s’arrêta. L’incertitude dans lequel nous plonge l’avenir recèle parfois d’agréables surprises. Étant plutôt bon élève, j’attirai les faveurs d’un professeur. Un vénérable vieillard, tout dans les plis de son visage m’inspiraient la bonhomie. Il me convoquait souvent après ses cours et il prenait un temps interminable pour approfondir ce dont nous avions parlé. Lorsqu’il apprit que je travaillais assidument, il prit en charge les frais de mes nécessités et je pouvais ainsi étudier dans son illustre demeure. M. Schiller était un dément passionné, il avait aussi bon goût et sa demeure était remplie de diverses bizarreries mais qui paradoxalement s’harmonisaient avec justesse. La vie suivait son cours et au bout de la seconde année chez cet homme, je vis débarquer une nouvelle colocataire alors que je travaillais dans le bureau de M. Schiller. Un moment d’absence, je fixais la fenêtre et elle m’était apparue virevoltante dans le jardin dans une robe d’été, elle dansait au milieu des jonquilles, des aubépines et des platanes. Je me croyais devenir cinglé, je croyais à une apparition divine et en même temps me rassurais qu’elle ne me vît pas. Cependant, je m’étais lourdement trompé. Un peu après, elle pénétra dans mon office sans aucune délicatesse et dérangea mes travaux en continuant sa valse dans la pièce. Elle me dérangeait moi aussi. Elle était d’une grâce étourdissante avec ses cheveux dorés maintenus par une capeline mais elle m’insupportait déjà. Je me levai brusquement de ma chaise et rompis ainsi l’enthousiasme de cette blonde toupie. Elle s’arrêta net à mon redressement et elle vint en face de moi, pour me tendre sa main. Mon cœur alternait entre l’indignation et l’amabilité, je pris sa main un peu brusquement et je la serrai. Elle n’eut pas de sourcillement, elle me sourit et dit d’une voix trépidante : « Tu dois être Alex, pas vrai que tu es Alex ? » et je répondis affirmativement à sa question. Je fus stupéfait mais je devais de me contenir et repris les salutations en lui demandant qui elle était. « Père ne t’a jamais parlé de moi ? » me dit-elle en augmentant le ton de sa voix et je lui répondis sur la négative. Elle me poussa légèrement et elle prit ma chaise. J’étais entrain d’étudier et j’avais été interrompu par Aurélia, avec qui je passai de longues heures à converser.

Soleil couchant

 La septième année de médecine. Tout se déroulait efficacement, ma tête était devenue une horlogerie bien réglée et chaque petit mécanisme avait son fonctionnement. Je préparais les examens finaux et me destinais à devenir docteur. Je sentais tout de même quelque chose qui clochait. Nous passions du bon temps avec les Schiller, je plaisantais avec le sage et il me passait des savons lorsque je procrastinais. Sa nature joviale était à craindre comme à admirer, ce fut de bon conseil lors d’exceptionnelles insomnies qui revenaient et où je songeais à mon enfance. Mes journées, elles, étaient florissantes et je consacrai l’entièreté de mon temps libre à Aurélia. Nous étions délicieusement liés et nous partions explorer les flots de verdure des prairies environnantes. Nous finissions à cueillir des fruits pour nous revigorer. Une véritable idylle pastorale, c’était comme si nous avions notre propre temporalité et que son cours se déroulait lentement. Toutefois, la première rencontre ne m’était pas sorti de la tête et cet aspect insupportable revenait souvent. Il lui prenait parfois un grain de folie et elle pouvait danser, chanter, comme si elle tentait d’épuiser le restant de son stock d’énergie. Sa sensibilité était différente de la mienne et nous nous épanchions en discussions sur lesquelles nous n’étions jamais d’accord. Ce n’était jamais conflictuel mais cela revenait sans cesse comme un petit jeu. Une de ces discussions qui revenait souvent était celle au sujet des arts. Entre temps, je m’étais mis à la lyre et lui ventait les mérites de la musique. Je m’efforçai de lui expliquer en quoi la musique était la forme artistique ultime parce qu’elle était immatérielle et qu’elle atteignait directement les cœurs de manière quasi transcendantale. « Non, c’est faux ! Ça sonne juste mais c’est creux. » me rétorquait-elle et elle développait que la musique ne pouvait pas l’être car elle était dénuée de sens, qu’elle n’exprimait rien de réellement tangible. Ce à quoi je disais que c’était là sa force et qu’elle permettait un procédé d’interprétation beaucoup plus importante. Aurélia continuait comme si je parlais dans le vide et pour me dire cela « Je te l’ai déjà dit, idiot, les lettres sont les plus belles inventions artistiques qui soient ! » je n’étais évidemment pas d’accord et je lui ai dit la chose suivante : « Je ne peux supporter les littérateurs et leurs mensonges, c’est la Vérité qui s’exprime à travers la musique, que tu le veuilles ou non. » voyant que nous ne pouvions nous entendre nous nous combattions comme des enfants. Au fond, je ne savais pas si j’avais raison et la contredire pour en arriver à ces moments-là m’importait seulement. Un soir où je n’arrivais pas à trouver le sommeil et que je m’agitais dans mon lit, j’entendis la porte de ma chambre s’ouvrir et elle me tendit un petit paquet délicatement emballé. Je le pris dans une main et la pris elle d’un bras pour la remercier. Au moment de l’ouvrir, elle m’interrompit avec de lourds toussotements et pour détourner mon attention elle s’était mise à jouer avec mes cheveux. J’ouvris la mystérieuse boite et un morceau de tissu rouge était posé sur un lit de myosotis. Aurélia guettait ma réaction et je lui montrais mon contentement à travers de furtifs baisers. Elle était de la même couleur que ce tissu juste avant qu’elle me dise « J’ai voulu te coudre quelque chose mais je n’étais franchement pas douée. » et elle se tut un instant avant d’ajouter « Nous avons formés des nœuds si doux ces dernières années et j’espère de tout cœur que tu t’en sortiras ». Je n’avais jamais été aussi heureux qu’en entendant ces paroles, je posais le présent sur mes genoux et la serrait fort contre moi. Quelque part, mon intuition concernant la littérature allait se confirmer. Les contes, les fables ou autres fictions ne sont que d’imbuvables fantaisies. Elles ne sont que des illusions dans lesquels les hommes s’emmurent. Il y a déjà assez d’inconsistance dans l’humain comme cela, il n’y a pas besoin d’ajouter au parjure. Aurélia tomba malade. De grands médecins se succédait, M. Schiller lui-même passait de longues heures à s’occuper d’elle. Ces indignes docteurs furent les premiers à baisser les bras, ne trouvant aucun remède, ils la condamnaient et quant au père, la situation développa une neurasthénie qui l’abattait totalement. La fougue de la jeunesse et de la passion brûlaient en moi, je ne voulais pas reconnaître l’impuissance de ma discipline. Cela allait prendre le temps qu’il fallait, je m’étais préparé à consacrer mon existence à cette guérison.

L’ombre errante

 J’avais bel et bien raison. J’avais vécu dans une fable et je venais de me réveiller, insignifiant, tout pâle. Je contemplais l’astre lunaire, assis près d’une vaste étendue d’eau trouble. L’horizon était indistinct, on ne savait où se marquait la délimitation entre la voute céleste et le fond marin. Des nuages se poussaient les uns les autres pour laisser filer une pluie argentée. Ces rais maladifs mettaient ma cervelle d’humeur songeuse. Cela faisait déjà quatre années. Je tentais en vain de comprendre cette équation. Le soir naissant venait étouffer les derniers rayons. La lueur restante faiblissait jusqu’à clignoter en un point fixe. Je me mis à penser un instant que c’était elle, mais ce fut superstitieux de ma part. Le Monde n’a que faire des âmes juvéniles assoiffées de belles histoires. Elle ne pouvait évidemment pas se trouver dans le manteau de la nuit. Il subsiste parfois quelques croyances romantiques dans les êtres ; des croyances cherchant à examiner s’ils sont bien vides. Mon humeur ne voulant déguerpir, je me mis à me rappeler les affectueuses litanies de mon vieil ami. Ni lui ni moi, n’avions pu faire quoi que ce soit. La réalité personnifiée avait montré son visage baroque et il était étrangement semblable au mien. Ce que nous apprennent les institutions n’est que la vanité, je pensais que la vérité était ailleurs. Du moins, je devais en avoir le cœur net.